Les retombées francophones : comprendre les récits promus par les extrémistes de droite au Québec autour du conflit Israel-Hamas
28 juin 2024
Cette note d’information décrit comment les extrémistes de droite francophones du Québec ont réagi aux événements liés au conflit entre Israël et le Hamas. Elle s’inscrit dans le cadre d’une série de recherches examinant les impacts du conflit entre Israël et le Hamas sur l’extrémisme, la haine et la désinformation au Canada. Ce projet a été financé en partie par le gouvernement canadiens. Les opinions exprimées ci-dessous sont celles de l’ISD.
L’analyse du contenus produits par des acteurs d’extrême droite[1] francophones au Québec sur le conflit Israël-Hamas sur X (anciennement Twitter) montre que ces acteurs progagent des discours islamophobes et évoquent une prétendue « islamisation » et infiltration étrangère au Québec prétendument alimentée par le conflit. En outre, ces mêmes acteurs ciblent le mouvement pro-palestinien local en ligne, comparant les manifestants pro-palestiniens à des Nazis, accusant les manifestants en général de soutenir le Hamas et promeuvent la théorie complotiste « Pallywood » qui accuse faussement les habitants de Gaza de mettre en scène des blessures et des morts.
En cela, ces discours présentent plus de similitudes avec ceux des extrémistes de droite en France qu’avec ceux promus par les extrémistes de droite au Canada anglophone. Les extrémistes de droite québécois utilisent relativement peu les idées et les récits antisémites mis en avant par leurs homologues anglophones, et se présentent comme des défenseurs des droits des femmes, de la communauté LGBTQ+ et d’autres communautés vulnérables dans le contexte du conflit israélo-gazaoui. Cependant, certains des récits partagés par les extrémistes de droite au Québec ont également été observés dans l’analyse de l’ISD chez leurs homologues anglophones.
L’analyse ci-dessous est basée sur une analyse qualitative et observationnelle de 29 comptes d’extrémistes de droite au Québec et engagés activement dans des discussions autour du conflit Israël-Hamas entre le 7 octobre 2023 et le 12 mai 2024.[2]
Principaux résultats
- Dans leurs discussions sur le conflit, les extrémistes de droite francophones propagement principalement des discours anti-Islam et cherchent à susciter des peurs sur la prétendue « islamisation » du Québec.
- Ils ciblent les mouvements pro-palestiniens dans les espaces en ligne, comparant les manifestants à des Nazis ou les accusant de soutenir le Hamas, et promouvant l’idée que les habitants de Gaza « simulent » des blessures et des décès.
- Les positions des extrémistes de droite du Québec sont plus proches de celles des extrémistes français que de celles de leurs homologues canadiens anglophones. Les récits antisémites sont limités, les extrémistes se présentant plutôt comme les défenseurs de communautés vulnérables.
Historique de l’extrémisme de droite au Québec
Contrairement à leurs homologues anglophones, les extrémistes de droite au Québec ont été moins influencés par les mouvements américains, mais mettent l’accent sur l’héritage français du Québec. Des groupes établis tels que « La Meute » soutiennent que le Québec s’est déconnecté de son histoire et de sa culture, ce qui le rend vulnérable à l’islamisme. Ils prétendent que les Musulmans infiltrent le Québec, imposent leur religion et leurs valeurs à la population locale tout en menaçant la langue française et les valeurs de t. L’analyse qualitative de l’ISD révèle certains recoupements entre les discours des extrémistes de droite et des récits plus généraux sur le nationalisme québécois, où la défense de l’indépendance du Québec par rapport au reste du Canada et la préservation de sa culture se mêlent à la volonté de protéger le Québec d’une influence étrangère, notamment musulmane.
Ces activités s’inscrivent dans un contexte politique polarisé. La loi québécoise sur la laïcité, adoptée en 2019 et communément appelée loi 21, interdit aux fonctionnaires, y compris aux enseignants, policiers et avocats du gouvernement, de porter des symboles religieux au travail. Certains chercheurs ont souligné qu’en plus de cibler les femmes musulmanes – et d’autres groupes non chrétiens qui portent des vêtements ou symboles religieux visibles telles que les communautés juives ou Sikhs – cette loi a précipité une augmentation des crimes de haine contre les musulmans, et risque de signaler aux extrémistes de droite que leurs points de vue sont soutenus par le courant dominant.
Aperçu des discours principaux
Cette section présente un aperçu des discours les plus communément partages par les acteurs d’extrême droite francophone au Québec. Elle explore également les différences et les points communs entre les discours des extrémistes de droite et ceux des acteurs anglophones.
Bien qu’ils appartiennent à des écosystèmes en ligne distincts, les discours des acteurs francophones et anglophones se recoupent. Par exemple, les deux groupes affirment fréquemment que la solidarité avec le peuple palestinien constitue une forme d’apologie du terrorisme et que les Palestiniens sont tous membres du Hamas ou Nazis. Ces acteurs établissent également des liens entre la solidarité à l’égard de la Palestine, l’immigration de masse et la théorie du complot du « Grand Remplacement ».
Toutefois, les comptes et les messages provenant du Québec présentent des niveaux de rhétorique antisémite nettement inférieurs. Cela peut s’expliquer par le fait que les extrémistes de droite au Québec privilégient généralement la rhétorique anti-immigrés, à l’instar de Marine Le Pen et du Rassemblement national (RN) en France, qui ont par le passé cherché à se distancier de l’antisémitisme. Comme les groupes d’extrême droite en France, les extrémistes de droite au Québec ont parfois prétendu défendre les femmes et les minorités, y compris la communauté LGBTQ+, contre ce qu’ils décrivent comme le « fondamentalisme islamique » (un terme utilisé de manière très vague).
Récit 1 : Le conflit à Gaza fait partie de l’« islamisation » associée au « Grand Remplacement ».
Les extrémistes de droite du Québec établissent un lien entre le conflit à Gaza et les manifestations pro-palestiniennes et la théorie du « grand remplacement », qui est couramment utilisée par les groupes d’extrême droite dans le monde entier. Ce concept d’extrême droite prétend que les populations blanches des pays occidentaux sont délibérément remplacées au niveau ethnique et culturel par l’immigration et la croissance de groupes minoritaires ethniques et religieux non blancs – principalement des musulmans.
Au Québec, les extrémistes de droite utilisent souvent les hashtags #Remigration et #GrandRemplacement lorsqu’ils font référence à Gaza et au mouvement pro-palestinien. Ils affirment également qu’il existe une alliance entre les islamistes et la gauche, en utilisant le terme « islamo-gauchiste ».
Les messages de ces comptes visent souvent à décrédibiliser les manifestants pro-palestiniens. Ils affirment notamment que les prières musulmanes lors des manifestations pro-palestiniennes constituent un plan visant à forcer les Canadiens à se convertir à l’islam. Des comptes ont également accusé les manifestants « islamo-gauchistes » de « prendre le contrôle » des universités québécoises, après que des étudiants de l’université McGill ont apposé des autocollants portant des noms de villes palestiniennes sur plus de 30 bâtiments du campus, tandis que des étudiants de l’université Harvard, aux États-Unis, ont fait flotter un drapeau palestinien. Un message affirmait que les étudiants de McGill voulaient instaurer une « zone contrôlée par la charia » à Montréal (figure 1), faisant écho aux mythes concernant les « zones interdites » dans d’autres pays.

Figure 1 : Message sur X affirmant que les partisans pro-palestiniens de l’Université McGill veulent instaurer une zone contrôlée par la charia.
Chez les extrémistes de droite canadiens anglophones, le Grand Remplacement a une connotation plus souvent antisémite, tandis que les acteurs francophones se concentrent sur un discours anti-immigration et anti-Islam.
Récit 2 : « Soutenir la Palestine, c’est soutenir les islamistes ».
Un ensemble connexe de discours identifiés par cette recherche affirme que soutenir la Palestine revient à soutenir les islamistes. Les messages sur ce thème affirment souvent que les Palestiniens trompent leurs partisans en permettant aux islamistes de prendre le pouvoir. Un compte avec plus de 975 abonnés affirme ainsi avoir découvert la vraie nature des mouvement propalestiniens, les décrivant comme « fanatiquement religieux », « antisémites », « malhonnêtes » et « belliqueux », et affirmant que les Occidentaux qui soutiennent la Palestine sont des traîtres. Le message a été vu 15,6k fois, a reçu 207 « likes » et 83 commentaires, et a été retweeté 52 fois.

Figure 2 : X post parlant des Palestiniens et trompant les Occidentaux.
Une autre affirmation selon laquelle le soutien à la Palestine constitue un soutien à l’islamisme s’appuie sur la comparaison entre le soutien de la gauche à la Palestine en 2024 et le soutien à la révolution iranienne. Cette comparaison établit un parallèle avec les manifestations organisées contre le Shah Mohammad Reza Pahlavi en 1979, qui ont abouti au renversement de la monarchie et à l’instauration de la République islamique théocratique d’Iran.

Figure 3 : X post comparant les manifestants de gauche contre la monarchie iranienne en 1979 avec les manifestations pro-palestiniennes en 2024.
Les acteurs québécois affirment également que les manifestations pro-palestiniennes sur les campus universitaires sont soutenues et financées par le Hamas, citant une affirmation non vérifiée selon laquelle 75 % des manifestants ne sont pas des étudiants, mais des membres d’organisations islamistes (figure 5).

Figure 4 : Message affirmant que le Hamas finance les manifestations en faveur de la Palestine.

Figure 5 : Postes affirmant que les manifestants pro-Palestine ne sont pas des étudiants, mais des islamistes.

Figure 6 : Message affirmant que le retour de l’antisémitisme est en pleine force et que les manifestants du Hamas et pro-palestiniens empruntent la même voie que les partisans des nazis avant l’Holocauste.
Récit 3 : « Les partisans de la Palestine sont des Nazis ».
Plusieurs messages provenant de comptes d’extrême droite québécois sur X comparent le mouvement pro-palestinien aux Nazis. Ce discours sont également présent sur les réseaux sociaux anglophones au Canada. Un extrémiste de droite sur X a établi une équivalence entre les pro-Palestiniens, le Hamas et la Russie, affirmant que les Russes, le Hamas et les pro-Palestiniens sont tous dans la même boîte et que « …le retour de l’antisémitisme est en pleine force et que le nazisme est en plein essor ».
Beaucoup de messages utilisent des comparaisons directes avec des événements survenus pendant le Troisième Reich pour illustrer leur propos. Un des acteurs étudiés a partagé un message montrant une photo de Nazis empêchant des étudiants juifs d’accéder à l’université de Vienne en 1938 avec une photo faussement présentée comme montrant des manifestants palestiniens empêchant des étudiants juifs d’accéder à l’université de Columbia en 2024.

Figure 7 : Message montrant des nazis bloquant l’accès des étudiants juifs à l’université de Vienne en 1938 et des activistes palestiniens bloquant l’accès des étudiants juifs à l’université de Columbia en 2024.
Un message posté par un autre juxtapose des images d’une foule agitant des drapeaux à croix gammée et la porte principale du camp de concentration d’Auschwitz, avec des manifestants agitant des drapeaux palestiniens devant la porte Sather de l’université de Berkeley (figure 8). En mettant cote à cote ces images, le tweet suggère que les manifestations pro-palestiniennes pourraient conduire à un nouvel Holocauste. Cette implication se retrouve dans le texte superposé à l’image, qui dit : « Quand les gens demandent comment Hitler a pu arriver au pouvoir et les nazis commettre l’Holocauste… » ; la légende de l’utilisateur dit : « Nous commettons les mêmes erreurs ».

Figure 8 : Affiche comparant les manifestants pro-palestiniens aux partisans du régime nazi devant la porte « Arbeit macht frei » du camp de concentration d’Auschwitz.

Figure 9 : Message de X sur une drag queen défendant la Palestine et affirmant que cette drag queen ne survivrait que 23 secondes en Palestine.
Récit 4 : Présenter les Palestiniens et les manifestants pro-palestiniens comme des menaces pour la sécurité nationale
Certains des comptes analysés présentent les manifestations pro-palestiniennes et les Palestiniens eux-mêmes comme une menace pour la sécurité nationale, et plaident contre l’immigration des Palestiniens au Canada.
Le hashtag #remigration, qui fait référence au rapatriement forcé des communautés de migrants pour créer une société ethniquement et culturellement homogène, est souvent utilisé en relation avec les Palestiniens, les manifestants pro-Palestine et les musulmans vivant au Canada. Les extrémistes de droite s’en prennent également à certains représentants et partis politiques canadiens jugés favorables à la cause palestinienne. Par exemple, la chaîne de télévision Nomos-TV, qui prône l’ethnonationalisme, a accusé Justin Trudeau et le gouvernement canadien de financer le Hamas par l’intermédiaire de l’Association musulmane du Canada.
Récit 5 : « Soutenir la Palestine n’est pas dans l’intérêt de la gauche ».
Dans un effort apparent pour saper le soutien de la gauche au mouvement pro-palestinien, des extrémistes de droite ont publié des images et des mèmes accusant les Palestiniens de ne pas partager les valeurs de gauche, en particulier en ce qui concerne les droits des personnes LGBTQ+. Ils ont notamment publié des photos de drag queens et d’autres membres de la communauté LGBTQ+ impliqués dans le mouvement pro-palestinien, affirmant qu’ils ne survivraient pas longtemps en Palestine ou que le Hamas les tuerait.

Figure 10 : Message X comparant les manifestants pro-palestiniens à une souris avalée par un crapaud.

Figure 11 : Message sur X affirmant que le Hamas a déclenché le conflit avec Israël mais qu’il se fait passer pour la victime devant les médias.

Figure 12 : Message d’Alexandre Cormier-Denis, fondateur de Nomos TV et commentateur bien connu qui a déjà été identifié comme important dans le milieu de l’extrême droite québécoise.
Un compte nationaliste et d’extrême droite a partagé une image d’un crapaud portant un drapeau palestinien à côté d’une souris portant un drapeau LGBTQ+. La souris offre son soutien au crapaud, qui l’avale (figure 10).
Ces messages affirment que les Palestiniens ont des arrière-pensées et qu’ils trompent les militants de gauche en les aidant à atteindre leurs objectifs. Ils reprennent également un élément commun aux récits d’extrême droite, à savoir que certaines cultures sont incompatibles avec la culture occidentale en raison de différences de valeurs.
Récit 6 : Théories du complot anti-palestinien
Plusieurs témoignages sur X, émanant d’extrémistes de droite, ont mis en avant la théorie du complot « Pallywood », selon laquelle le Hamas et d’autres acteurs pro-palestiniens mettraientraient en scène leurs souffrances pour gagner du soutien et de la sympathie. En outre, des comptes ont cherché à blâmer les Palestiniens en général pour le conflit et à minimiser le rôle d’Israël.
Dans un exemple représentatif, un utilisateur a partagé un dessin animé (figure 11) caractérisant les Palestiniens comme provoquant Israël (en utilisant l’expression « Allahu Akbar » ; « Dieu est grand ») avant de présenter les Palestiniens comme manipulant les médias pour se présenter comme des victimes.
Un autre compte a partagé un documentaire de deux heures et demie de Nomos TV intitulé « Aucun génocide à Gaza », expliquant que l’affirmation selon laquelle Israël a commis un génocide « contre les Arabes de Gaza et de la région de Judée et Samarie » (le terme officiel israélien pour désigner la Cisjordanie occupée) est une propagande du Hamas qui a été répétée aveuglément par les « islamo-gauchistes » (figure 12).
Un autre compte sur X associe ce discours à la théorie complotiste du Grand Remplacement, alléguant que « Le seul génocide à l’heure actuelle est le génocide contre les Européens blancs dans le monde occidental » (Figure 13). Cette affirmation est soulignée par un graphique montrant la croissance continue de la population des territoires palestiniens depuis les années 1960.

Figure 13 : Poste fournissant des données sur la croissance de la population palestinienne au cours des 60 dernières années, présentées comme la preuve qu’il n’y a pas de génocide à Gaza et qu’il s’agit plutôt d’un génocide contre les Blancs.
Conclusion
Malgré un certain recoupement entre les discours partage par les acteurs d’extrême droite francophones et anglophones au Canada beaucoup de discours sont façonnés par le contexte spécifique au Québec. Contrairement à leurs homologues anglophones, qui adoptent souvent des positions anti-immigration plus générales ciblant divers groupes ethniques et religieux, les extrémistes de droite au Québec s’attachent principalement à diffuser des récits spécifiquement anti-Islam, en alimentant les craintes d’une islamisation potentielle et d’une infiltration étrangère au Québec.
À cette fin, ils cherchent à cibler et à discréditer le mouvement pro-palestinien au Québec, affirmant que le mouvement fait partie de l’islamisation en cours du Québec dans le cadre du « Grand Remplacement ». Les manifestants sont présentés comme une menace pour la société et les valeurs canadiennes, comparables aux Nazis, ou comme étant manipulés par les Palestiniens. Comme leurs homologues français, ils se présentent également comme les défenseurs des droits des femmes, de la communauté LGBTQ+ et d’autres communautés vulnérables dans le contexte de la diffusion de récits antimusulmans et de l’exploitation des craintes liées à l’islamisation. En même temps, les récits ont relativement peu utilisé l’antisémitisme pour promouvoir leurs récits, par rapport à d’autres extrémistes de droite analysés par la ISD.
Notes
[1] L’ISD définit l’extrémisme de droite comme une forme de nationalisme qui se caractérise par sa référence à la suprématie raciale, ethnique ou culturelle et qui prône un système d’inégalité fondé sur des différences supposées entre groupes ethniques ou culturels et la menace perçue que représentent des groupes ethniques ou culturels minoritaires. L’extrémisme de droite est souvent défini par son association au suprémacisme blanc et se caractérise généralement par son nationalisme, racisme, xénophobie et par un discours anti-démocratique et la défense d’un État autoritaire. La définition est large et englobe toute une série de sous-cultures extrémistes, reflet de la diversité des groupes et des tendances au sein de l’extrémisme de droite.
[2] L’ISD décrit les comptes ou les chaînes comme appartenant à l’extrémisme de droite s’ils :
a. Se présentent explicitement comme étant d’extrême droite
b. Peuvent être clairement caractérisés comme tels sur la base de recherches existantes
c. Peuvent être clairement caractérisés comme tels sur la base de l’analyse d’un échantillon de contenu qu’ils ont produit