La France divisée par la pandémie : panorama de la désinformation en amont des élections de 2022

27 juillet 2022

Par Zoé Fourel, Roman Adamczyk, Sasha Morinière et Cécile Simmons

Ce Digital Dispatch est un résumé du rapport de l’ISD intitulé “La France divisée par la pandémie : panorama de la désinformation en amont des élections de 2022”, qui est aussi disponible en anglais.

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L’élection présidentielle française de 2022 s’est déroulée dans un climat d’inquiétude par rapport au potentiel impact que la désinformation, la mésinformation et les discours polarisants pourraient avoir sur le déroulement d’un scrutin à forts enjeux.

La campagne présidentielle s’est inscrite dans la continuité de deux années de pandémie de COVID-19 (2020 et 2021) durant lesquelles l’ISD a pu constater la montée en puissance de sentiments et rhétorique anti-système ainsi que la propagation à grande échelle de désinformation et de mésinformation autour du virus. Au début de l’année 2022, les discours polarisants et la désinformation sur la crise sanitaire continuaient d’être très présents sur les réseaux sociaux, contribuant au prolongement des manifestations contre le pass vaccinal et à la tentative de mise en place d’un “convoi de la liberté” en France, suivant le modèle canadien, pour contester les restrictions sanitaires.

Le début de la campagne électorale a également été marqué par l’intégration grandissante d’éléments de rhétorique complotiste dans les discours de certains candidats et influenceurs politiques. Le journaliste et polémiste d’extrême droite Éric Zemmour, devenu candidat à l’élection présidentielle, a ainsi par exemple participé à la propagation de la théorie du complot du « Grand Remplacement » hors des écosystèmes traditionnels de l’extrême droite identitaire, jusqu’alors principaux promoteurs de cette théorie. De même, l’émergence et la diffusion de discours et de désinformation pouvant instiller le doute sur l’intégrité et l’équité des processus électoraux en France, repris dans certains cas par des figures politiques ayant une large audience sur les réseaux sociaux, a fait craindre l’émergence d’un mouvement de contestation des résultats de l’élection présidentielle de type « Stop the Steal », ayant pour modèle les efforts mis en place pour contester les résultats de l’élection présidentielle américaine de 2020. La campagne électorale pour l’élection présidentielle s’est donc ouverte dans un contexte de diffusion accrue de désinformation et de discours polarisants au sein d’un large éventail d’écosystèmes en ligne français.

Associant étude qualitative et travail de cartographie des réseaux sociaux, un nouveau rapport de l’ISD dresse un panorama de communautés en ligne identifiées comme ayant été des vecteurs centraux dans la propagation de désinformation et de discours polarisants en amont de l’élection présidentielle et tente de donner des clés de compréhension pour appréhender les dynamiques, interactions et modes de mobilisation qui caractérisent ces écosystèmes. Pour arriver à ce résultat, les chercheurs de l’ISD ont, dans un premier temps, établi manuellement une liste de comptes identifiés comme ayant un rôle actif dans la propagation de désinformation et de mésinformation sur Facebook, Instagram et Twitter. En s’appuyant sur des outils de détection et d’analyse automatisés codéveloppés avec ses partenaires de CASM Technology, l’ISD a procédé à un élargissement de l’éventail de comptes et communautés couverts par cette étude et subdivisé le réseau final obtenu en sous-groupes (« clusters »), en se basant sur les points communs repérés dans les contenus partagés par les comptes de ces groupes. Les données issues du réseau étudié dans ce rapport ont été collectées entre le 7 et le 20 janvier 2022 puis analysées qualitativement par nos chercheurs.

Sur la période couverte par cette étude, très marquée par les controverses autour de l’évolution de la pandémie et de la possible mise en place de l’obligation vaccinale en France, l’ISD a identifié cinq communautés distinctes actives sur Twitter et Facebook autour des sujets liés aux restrictions sanitaires et à l’élection présidentielle. Elles sont représentées par la cartographie de réseau ci-dessous :

Cartographie produite par CASM LLP

Figure 1 : Cartographie produite par CASM LLP

Les principales caractéristiques de ces communautés sont :

  • Un écosystème mainstream : les militants du consensus sanitaire (en violet) – Cette communauté se distingue par son adhésion au courant de pensée principal sur la crise liée à la COVID-19 et aux manières efficaces de l’endiguer. Elle est composée d’acteurs largement favorables à l’application de mesures sanitaires strictes et très mobilisés contre la désinformation en ligne et la complosphère dans ce contexte spécifique. Cet investissement les amène parfois à amplifier de manière involontaire et contre-productive certaines sources de désinformation en voulant les dénoncer.
  • Trois communautés anti-système, qui partagent une opposition commune aux restrictions sanitaires et au gouvernement en place mais se distinguent par des différences en matière de positionnement politique plus global.
      • Les insoumis sanitaires (en vert) : nommée ainsi car composée de comptes opposés à la politique sanitaire du gouvernement, cette communauté s’identifie politiquement plutôt à l’extrême gauche ou à la gauche radicale. Malgré son nom, ce cluster ne doit pas être considéré comme pleinement représentatif des positions de la France Insoumise sur la pandémie et n’est pas composé que d’acteurs soutenant ce mouvement politique.
      • Les opportunistes de la discorde sanitaire (en bleu) : qui apparaissent sensibles à l’influence des discours de leaders politiques souverainistes, plutôt ancrés à l’extrême droite, ou de leurs influenceurs et relais sur les réseaux sociaux. Dans ce groupe, on trouve également des figures du mouvement d’opposition aux restrictions sanitaires et la vaccination en France. Une partie de ces militants numériques semble trouver dans les mouvements d’opposition aux restrictions sanitaires une opportunité de se distinguer de leurs concurrents de l’extrême droite institutionnelle.
      • Les contestataires anti-système (en noir) : une communauté d’acteurs fermement et systématiquement opposés au gouvernement en place, au-delà de la crise sanitaire, qui se distingue par le fait qu’elle n’a pas à proprement parler de couleur politique unique. On retrouve par exemple dans ce dernier groupe des figures du mouvement Gilets Jaunes.
  • Les soutiens d’Éric Zemmour: une communauté relativement à part à ce moment de la course électorale, composée d’acteurs déjà engagés dans un soutien actif de la candidature d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle (en orange). Sur la période couverte par l’étude (janvier 2022), cet écosystème a partagé des contenus sur des thématiques traditionnelles de l’extrême droite (immigration, sécurité) mais a aussi amplifié certains contenus contre les restrictions sanitaires, souvent produits par la communauté anti-système des « opportunistes de la discorde sanitaire », dominée par les figures des différents mouvements souverainistes français.

L’analyse des interactions entre ces communautés permet de comprendre une partie des dynamiques en ligne ayant eu aussi un impact sur le déroulement de la campagne présidentielle :

  • L’opposition aux restrictions sanitaires, à la vaccination COVID-19 et au gouvernement en place a contribué à augmenter les interactions entre des communautés, ayant pourtant parfois des convictions politiques très éloignées. Par exemple, le cluster des « insoumis sanitaires », plutôt marqué politiquement à gauche, a assez souvent repartagé des liens et du contenus provenant du cluster « des opportunistes de la discorde sanitaire » sur la pandémie, bien que ce dernier soit en partie dominé par des figures de certains mouvements politiques souverainistes, souvent proches de l’extrême droite. De même, l’analyse de l’ISD montre comment des comptes opposés aux restrictions sanitaires ont été régulièrement repartagés dans toutes les communautés anti-système, au-delà des clivages politiques, servant de relais et de catalyseur pour la mobilisation contre le gouvernement et sa politique sanitaire.
  • Les trois groupes anti-système et le groupe pro-Zemmour se caractérisent par leur faible niveau d’engagement avec des contenus également diffusés par la communauté des militants du consensus sanitaire. Ainsi, seulement 2% ou moins des contenus partagés dans ces quatre groupes provenaient de l’écosystème principal. Ces communautés fonctionnent donc de manière assez autonome dans l’espace informationnel : elles se réfèrent principalement à des contenus marginaux, et peu aux contenus provenant d’espaces plus mainstream.
  • Le groupe des militants du consensus sanitaire interagit quant à lui assez fréquemment avec les contenus de certaines autres communautés, principalement dans le but d’en exposer la nature problématique. Ainsi, 38% des liens sortants de ce groupe sur la période couverte par l’étude citent par exemple des contenus issus des communautés « contestataires anti-système » et « des opportunistes de la discorde sanitaire », groupes sous influence de figures souverainistes très minoritaires dans le paysage politique français mais très actives en ligne. Ces observations révèlent les enjeux de mise à l’agenda, via l’amplification numérique et médiatique, de discours clivants, et les risques de contribuer à la large diffusion de thèses minoritaires en voulant les dénoncer.

Cette étude illustre ainsi comment la campagne présidentielle s’est déroulée dans un contexte de défiance forte envers le gouvernement et les acteurs institutionnels. Ces lignes de fracture autour de discours anti-système et anti-élites sont venues s’ajouter aux clivages plus traditionnels gauche/droite et ont eu un rôle central dans les discussions en ligne de certaines communautés marginales et extrémistes autour de l’élection présidentielle. Elles se reflètent également dans l’évolution de l’écosystème informationnel en ligne et expliquent une partie du phénomène du « front anti-Macron » lors de la campagne présidentielle, que l’ISD a analysé dans une autre publication.

Pour aller plus loin, vous pouvez lire le rapport complet de l’ISD ici.